Près de 150 individus résidant à Istanbul ont été déportés le week-end dernier vers le Nord-Ouest syrien, malgré les risques associés à leur retour.
OLJ / Noura DOUKHI, le 03 février 2022 à
La plupart d’entre eux sont des étudiants qui vivaient à Istanbul « sous le régime de protection temporaire », légalisant leur présence sur le territoire turc et leur donnant accès aux droits et services fondamentaux délivrés par le pays. D’autres disposent d’un permis de travail ou de séjour valide à Istanbul ou dans le premier gouvernorat du pays dans lequel ils s’étaient installés, dans l’attente du renouvellement de leurs papiers dans la capitale économique turque. Tous sont syriens et ont été déportés à la fin du mois dernier vers leur pays d’origine, malgré les risques qu’ils encourent à leur retour.
Plusieurs vidéos largement partagées sur les réseaux sociaux au cours des derniers jours ont donné à voir des dizaines de Syriens exhibant leurs papiers d’identité turcs et rapportant avoir été insultés, battus et forcés d’apposer leurs empreintes sur des documents de rapatriement volontaire vers le pays voisin. Selon plusieurs ONG et médias locaux, ils seraient plus de 150 à avoir été déportés vers les régions contrôlées par l’opposition au régime de Bachar el-Assad dans le nord de la Syrie au cours du week-end dernier, après avoir été détenus par les autorités turques pendant plusieurs jours. Cet épisode s’inscrit dans un contexte de mécontentement croissant à l’égard de la population syrienne en Turquie, accusée de vivre confortablement aux frais du contribuable dans un pays en proie à une grave crise économique et alors que de nombreux réfugiés syriens y ont été agressés ces derniers mois.
Documents de rapatriement
« (Les autorités turques) ont procédé aux arrestations entre le 18 et le 21 janvier, indique un membre du Centre de documentation des violations dans le nord de la Syrie (VDC-NSY). Elles ont pris d’assaut des maisons dans lesquelles vivaient des Syriens à Istanbul, les ont agressés et emprisonnés pendant dix jours, et ont torturé tous ceux qui refusaient de signer les documents de rapatriement. »
Samir*, étudiant à l’Université Esenyurt d’Istanbul, est l’un d’entre eux. Ayant emménagé dans la mégalopole il y a quatre mois, le jeune homme habitait, depuis son arrivée en Turquie il y a neuf ans, à Mersin, ville côtière du sud du pays située non loin de la frontière syrienne. Là, Samir disposait, comme le reste de sa famille, d’un permis de séjour, mais était toujours dans l’attente de son renouvellement à Istanbul. Un processus qui avait cependant peu de chances d’aboutir. Depuis 2019, tout Syrien enregistré en tant que réfugié dans l’un des gouvernorats turcs ne peut obtenir des papiers de résidence dans un autre. Plus tôt, en février 2018, les enregistrements des demandeurs d’asile syriens avaient également cessé dans la province d’Istanbul suite à une décision du ministère de l’Intérieur.
Face au manque d’opportunités à Mersin, Samir avait tout de même décidé de suivre des cours à Istanbul où il travaillait également la nuit dans un magasin d’alimentation. Le 20 janvier, aux alentours de cinq heures, les autorités turques investissent la maison de son cousin dans laquelle vivent les deux hommes. Samir est arrêté et emmené dans un centre de sécurité. « On me traitait très mal. Je n’ai jamais été interrogé, on m’a simplement donné une miche de pain en l’espace de deux jours », dénonce-t-il. Le jeune homme est transféré de prison en prison jusqu’au centre de détention de Kilis situé près de la frontière syrienne. Il est violenté, assure-t-il, jusqu’à ce qu’il accepte de signer le document de rapatriement. « Là, j’ai su qu’ils me remettraient à Hay’at tahrir el-Cham (HTS) », raconte-t-il en référence au groupe jihadiste et ex-branche d’el-Qaëda en Syrie qui contrôle majoritairement Idleb, ultime bastion de l’opposition situé dans le nord-ouest du pays. « On ne m’a même pas dit le motif de mon arrestation. Toute ma famille est en Turquie, je faisais des études et j’avais un travail », lâche-t-il.
Le retour forcé de Samir vers son pays d’origine ravive des souvenirs douloureux, alors qu’il avait fui dans la précipitation sa ville natale d’Alep, ravagée par les combats et les bombardements en 2013. « Je vais chercher un moyen de retourner dans ma famille en Turquie, confie-t-il. Ici, à Idleb, il est impossible de repartir de zéro. Je ne possède rien, je ne connais personne, et les groupes armés ne sont pas différents du régime. Tous représentent un danger pour moi. »
Lundi, le jeune homme indiquait se trouver avec neuf autres personnes dans une petite pièce dans le froid à Idleb, sous la surveillance de HTS. Le groupe les avait informés qu’il les interrogerait prochainement avant de les libérer. Contacté hier soir par mail, Samir n’a plus donné de nouvelles. Selon le VDC-NSY, « HTS peut chercher à recruter les Syriens renvoyés de force vers leur pays ou leur promettre un retour en Turquie, par les chemins de contrebande, contre de grosses sommes d’argent ».
2 000 dollars
Omar*, damascène d’origine qui vivait à Istanbul depuis quatre ans, a également été victime de la récente vague de déportation forcée. Ce vendeur de chaussures avait quitté la capitale syrienne en 2017 et avait également obtenu un permis de séjour à Mersin. Il vivait cependant à Istanbul auprès de sa famille et y travaillait, dans l’attente d’y obtenir un permis de séjour. Il y a une dizaine de jours, des policiers en civil l’abordent avec son ami sur une place publique et demandent à voir leurs papiers. « Lorsqu’ils ont vu que nous n’avions pas de permis de séjour, ils nous ont emmenés dans un bus et ont confisqué tous nos appareils électroniques, confie-t-il. Ils nous traitent comme si nous étions des criminels. »
Alors que les autorités turques leur auraient assuré qu’ils ne seraient pas emmenés en Syrie, ils ont été détenus pendant plus de douze jours à Tuzla, un district dans le sud d’Istanbul, avant d’être finalement déportés dans la matinée de dimanche vers la Syrie. Ils ont été forcés, eux aussi, à apposer leurs empreintes sur des documents attestant de leur retour volontaire. Contacté par mail, le service de l’immigration turc n’a pas donné suite à nos sollicitations.
Vivant aujourd’hui dans la ville sous contrôle turc d’al-Bab, dans la campagne d’Alep, Omar espère retourner en Turquie dès que possible. Hier matin, un bombardement a visé la ville, tuant, selon les derniers bilans de sources locales, dix civils. Ces frappes pourraient avoir été le fait des forces kurdes en réponse à des attaques turques ciblant leurs positions. « Il faut près de 2 000 dollars pour repartir en Turquie par les chemins de contrebande, et je n’ai pas ce montant, lâche Omar, abattu. Je ne sais pas ce que je vais faire dans les prochains jours, je ne pense qu’à ma mort prochaine. »
*Les prénoms ont été modifiés.